La jonglerie dans l'art

Dessine-moi un jongleur

Jongleurs de force

Le Jongleur de Notre-Dame

Georges Rouault

Comics

À la fin du XIXe siècle et jusqu’à l’entre deux-guerres, le Cirque est Roi, et ses artistes en sont les princes. Toute la société se presse pour voir ses vedettes. Les artistes peintres, sculpteurs, écrivains sont d’autant plus fascinés qu’ils se lient d’amitié avec les acrobates, jongleurs et clowns. Dans leurs oeuvres ils rendent hommage à la dévotion, à la patience et à la grâce des artistes qui font «Švraiment le spectacle et non une réalité extérieure et antérieure que l’on nous représenterait sur la piste. C’est une Présentation, ce n’est pas une Re-PrésentationŠ» (Les frères Goncourt). Parmi les peintres, on peut citer Georges Rouault, Dali, Bu¥et, Chagall, pour leurs jongleurs, mais aussi Degas, Seurat, Toulouse-Lautrec et Picasso pour leurs images saisissantes du cirque. Parmi les écrivains Anatole France et Jules Massenet pour leur «Jongleur de Notre-Dame», mais encore les frères Goncourt, Apollinaire et Mallarmé Gautier, Banville, Wedekind pour leurs romans et poèmes.

Jean-Jacques Grandville

Les mondes avec lesquels Grandville jongle figurent le dessinateur, créateur de mondes imaginaires qui manipule science, humour et poésie. Cette représentation est classique du «jongleur» de concepts comme actuellement on «jongle» avec le travail, la famille et les loisirs. Les balles, les concepts, les planètes sont ici encore dessinés en «douche» comme les non-initiés s’imaginent la jonglerie.


Jean-Jacques Grandville, le jongleur de planètes, un autre monde, p42,
Source : collection Ronny van de Velde

Le Jongleur de Notre-Dame

Légende du Moyen-Age dont la première trace écrite remonte au XIIIe siècle, le Jongleur de Notre-Dame a traversé les âges notamment grâce à Anatole France qui l’a repris dans son recueil «L’Étui de Nacre» en 1892 et Jules Massenet dans son opéra du même nom en 1902. C’est l’oeuvre littéraire la plus célèbre dont le personnage principal est un jongleur.
Le Jongleur de Notre-Dame décrit la vie de Barnabé qui dégoûté de la vie dans le monde, décide de se consacrer à Dieu, comme frère dans l’abbaye cistercienne de Clairvaux. Mais ignorant les prières les plus simples et incapable d’apprendre un métier, il ne peut offrir à Dieu et à Notre-Dame que des danses et des acrobaties, qu’il exécute dans le secret d’une crypte. Alerté par un moine, l’abbé suit notre jongleur pour l’épier et assiste à un «merveilleux miracle»: descendue du ciel en compagnie des anges, Notre-Dame récompense le singulier service de son humble et saint ménestrel en éventant son visage en sueur avec une blanche serviette.
Selon Silvère Menegaldo, «le grand intérêt de ce texte est de présenter un témoignage sur l’évolution durant le XIIIe siècle de l’attitude de l’Église vis-à-vis de ce métier très déprécié déjà par les Pères.»

Voici le texte d'Anatole France, Source : l'étui de nacre : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Jongleur_de_Notre-Dame Au temps du roi Louis, il y avait en France un pauvre jongleur, natif de Compiègne, nommé Barnabé, qui allait par les villes, faisant des tours de force et d’adresse. Les jours de foire, il étendait sur la place publique un vieux tapis tout usé, et, après avoir attiré les enfants et les badauds par des propos plaisants qu’il tenait d’un très vieux jongleur et auxquels il ne changeait jamais rien, il prenait des attitudes qui n’étaient pas naturelles et il mettait une assiette d’étain en équilibre sur son nez. La foule le regardait d’abord avec indifférence.  Mais quand, se tenant sur les mains la tête en bas, il jetait en l’air et rattrapait avec ses pieds six boules de cuivre qui brillaient au soleil, ou quand, se renversant jusqu’à ce que sa nuque touchât ses talons, il donnait à son corps la forme d’une roue parfaite et jonglait, dans cette posture, avec douze couteaux, un murmure d’admiration s’élevait dans l’assistance et les pièces de monnaie pleuvaient sur le tapis. Pourtant, comme la plupart de ceux qui vivent de leurs talents, Barnabé de Compiègne avait grand-peine à vivre. Gagnant son pain à la sueur de son front, il portait plus que sa part des misères attachées à la faute d’Adam, notre père. Encore, ne pouvait-il travailler autant qu’il aurait voulu. Pour montrer son beau savoir, comme aux arbres pour donner des fleurs et des fruits, il lui fallait la chaleur du soleil et la lumière du jour. Dans l’hiver, il n’était plus qu’un arbre dépouillé de ses feuilles et quasi mort. La terre gelée était dure au jongleur. Et, comme la cigale dont parle Marie de France, il souffrait du froid et de la faimdans la mauvaise saison. Mais, comme il avait le cœur simple, il prenait ses maux en patience. Il n’avait jamais réfléchi à l’origine des richesses, ni à l’inégalité des conditions humaines. Il comptait fermement que, si ce monde est mauvais, l’autre ne pourrait manquer d’être bon, et cette espérance le soutenait. Il n’imitait pas les baladins larrons et mécréants, qui ont vendu leur âme au diable. Il ne blasphémait jamais le nom de Dieu ; il vivait honnêtement, et, bien qu’il n’eût pas de femme, il ne convoitait pas celle du voisin, parce que la femme est l’ennemie des hommes forts, comme il apparaît par l’histoire de Samson, qui est rapportée dans l’Écriture. A la vérité, il n’avait pas l’esprit tourné aux désirs charnels, et il lui en coûtait plus de renoncer aux brocs qu’aux dames. Car, sans manquer à la sobriété, il aimait à boire quand il faisait chaud. C’était un homme de bien, craignant Dieu, et très dévot à la Sainte Vierge. Il ne manquait jamais, quand il entrait dans une église, de s’agenouiller devant l’image de la Mère de Dieu, et de lui adresser cette prière : "Madame, prenez soin de ma vie jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu que je meure, et quand je serai mort, faites-moi avoir les joies du paradis." 
II Or, un certain soir, après une journée de pluie, tandis qu’il s’en allait, triste et courbé, portant sous son bras ses boules et ses couteaux cachés dans son vieux tapis, et cherchant quelque grange pour s’y coucher sans souper, il vit sur la route un moine qui suivait le même chemin, et le salua honnêtement. Comme ils marchaient du même pas, ils se mirent à échanger des propos. — Compagnon, dit le moine, d’où vient que vous êtes habillé tout de vert ? Ne serait-ce point pour faire le personnage d’un fol dans quelque mystère ?  — Non point, mon Père, répondit Barnabé. Tel que vous me voyez, je me nomme Barnabé,et je suis jongleur de mon état. Ce serait le plus bel état du monde si on y mangeait tous les jours. — Ami Barnabé, reprit le moine, prenez garde à ce que vous dites. Il n’y a pas de plus bel état que l’état monastique. On y célèbre les louanges de Dieu, de la Vierge et des saints, et la vie du religieux est un perpétuel cantique au Seigneur. Barnabé répondit : — Mon Père, je confesse que j’ai parlé comme un ignorant. Votre état ne se peut comparer au mien et, quoiqu’il y ait du mérite à danser en tenant au bout du nez un denier en équilibre sur un bâton, ce mérite n’approche pas du vôtre. Je voudrais bien comme vous, mon Père, chanter tous les jours l’office, et spécialement l’office de la très sainte Vierge, à qui j’ai voué une dévotion particulière. Je renoncerais bien volontiers à l’art dans lequel je suis connu, de Soissons à Beauvais, dans plus de six cents villes et villages, pour embrasser la vie monastique.  Le moine fut touché de la simplicité du jongleur, et, comme il ne manquait pas de discernement, il reconnut en Barnabé un de ces hommes de bonne volonté de qui Notre-Seigneur a dit : "Que la paix soit avec eux sur la terre ! " C’est pourquoi il lui répondit : — Ami Barnabé, venez avec moi, et je vous ferai entrer dans le couvent dont je suis prieur. Celui qui conduisit Marie l’Égyptienne dans le désert m’a mis sur votre chemin pour vous mener dans la voie du salut. C’est ainsi que Barnabé devint moine. Dans le couvent où il fut reçu, les religieux célébraient à l’envi le culte de la sainte Vierge, et chacun employait à la servir tout le savoir et toute l’habileté que Dieu lui avait donnés. Le prieur, pour sa part, composait des livres qui traitaient, selon les règles de la scolastique, des vertus de la Mère de Dieu. Le Frère Maurice copiait, d’une main savante, ces traités sur des feuilles de vélin. Le Frère Alexandre y peignait de fines miniatures. On y voyait la Reine du ciel, assise sur le trône de Salomon, au pied duquel veillent quatre lions ; autour de sa tête nimbée voltigeaient sept colombes, qui sont les sept dons du Saint-Esprit : dons de crainte, de piété, de science, de force, de conseil, d’intelligence et de sagesse. Elle avait pour compagnes six vierges aux cheveux d’or : l’Humilité, la Prudence, la Retraite, le Respect, la Virginité et l’Obéissance. A ses pieds, deux petites figures nues et toutes blanches se tenaient dans une attitude suppliante. C’étaient des âmes qui imploraient, pour leur salut et non, certes, en vain, sa toute-puissante intercession. Le Frère Alexandre représentait sur une autre page Ève au regard de Marie, afin qu’on vît en même temps la faute et la rédemption, la femme humiliée et la vierge exaltée. On admirait encore dans ce livre le Puits des eaux vives, la Fontaine, le Lis, la Lune, le Soleil et le jardin clos dont il est parlé dans le cantique, la Porte du Ciel et la Cité de Dieu, et c’étaient là des images de la Vierge. Le Frère Marbode était semblablement un des plus tendres enfants de Marie. Il taillait sans cesse des images de pierre, en sorte qu’il avait la barbe, les sourcils et les cheveux blancs de poussière, et que ses yeux étaient perpétuellement gonflés et larmoyants ; mais il était plein de force et de joie dans un âge avancé et, visiblement, la Reine du paradis protégeait la vieillesse de son enfant. Marbode la représentait assise dans une chaire, le front ceint d’un nimbe à orbe perlé, Et il avait soin que les plis de la robe couvrissent les pieds de celle dont le prophète a dit : "Ma bien-aimée est comme un jardin clos." Parfois aussi il la figurait sous les traits d’un enfant plein de grâce, et elle semblait dire : "Seigneur, vous êtes mon Seigneur ! - Dixi de ventre matris meae : Deus meus es tu. " (Psalm. XXI, II.) Il y avait aussi, dans le couvent, des poètes, qui composaient, en latin, des proses et des hymnes en l’honneur de la bienheureuse vierge Marie, et même il s’y trouvait un Picard qui mettait les miracles de Notre-Dame en langue vulgaire et en vers rimés. 
III Voyant un tel concours de louanges et une si belle moisson d’œuvres, Barnabé se lamentait de son ignorance et de sa simplicité. — Hélas, soupirait-il en se promenant seul dans le petit jardin sans ombre du couvent, je suis bien malheureux de ne pouvoir, comme mes frères, louer dignement la sainte Mère de Dieu à laquelle j’ai voué la tendresse de mon cœur. Hélas ! hélas ! je suis un homme rude et sans art, et je n’ai pour votre service, madame la Vierge, ni sermons édifiants, ni traités bien divisés selon les règles, ni fines peintures, ni statues exactement taillées, ni vers comptés par pieds et marchant en mesure. Je n’ai rien, hélas ! Il gémissait de la sorte et s’abandonnait à la tristesse. Un soir que les moines se récréaient en conversant, il entendit l’un d’eux conter l’histoire d’un religieux qui ne savait réciter autre chose qu’Ave Maria. Ce religieux était méprisé pour son ignorance ; mais, étant mort, il lui sortit de la bouche cinq roses en l’honneur des cinq lettres du nom de Marie, et sa sainteté fut ainsi manifestée. En écoutant ce récit, Barnabé admira une fois de plus la bonté de la Vierge ; mais il ne fut pas consolé par l’exemple de cette mort bienheureuse, car son cœur était plein de zèle et il voulait servir la gloire de sa dame qui est aux cieux. Il en cherchait le moyen sans pouvoir le trouver et il s’affligeait chaque jour davantage, quand un matin, s’étant réveillé tout joyeux, il courut à la chapelle et y demeura seul pendant plus d’une heure. Il y retourna l’après-dîner. Et, à compter de ce moment, il allait chaque jour dans cette chapelle, à l’heure où elle était déserte, et il y passait une grande partie du temps que les autres moines consacraient aux arts libéraux et aux arts mécaniques. Il n’était plus triste et il ne gémissait plus. Une conduite si singulière éveilla la curiosité des moines. On se demandait, dans la communauté, pourquoi le frère Barnabé faisait des retraites si fréquentes. Le prieur, dont le devoir est de ne rien ignorer de la conduite de ses religieux, résolut d’observer Barnabé pendant ses solitudes. Un jour donc que celui-ci était renfermé, comme à son ordinaire, dans la chapelle, dom prieur vint, accompagné de deux anciens du couvent, observer, à travers les fentes de la porte, ce qui se passait à l’intérieur. Ils virent Barnabé qui, devant l’autel de la sainte Vierge, la tête en bas, les pieds en l’air, jonglait avec six boules de cuivre et douze couteaux. Il faisait, en l’honneur de la sainte Mère de Dieu, les tours qui lui avaient valu le plus de louanges. Ne comprenant pas que cet homme simple mettait ainsi son talent et son savoir au service de la sainte Vierge, les deux anciens criaient au sacrilège.  Le prieur savait que Barnabé avait l’âme innocente ; mais il le croyait tombé en démence. Ils s’apprêtaient tous trois à le tirer vivement de la chapelle, quand ils virent la sainte Vierge descendre les degrés de l’autel pour venir essuyer d’un pan de son manteau bleu la sueur qui dégouttait du front de son jongleur. Alors le prieur, se prosternant le visage contre la dalle, récita ces paroles : — Heureux les simples, car ils verront Dieu ! Amen ! répondirent les anciens en baisant la terre.



Le Jongleur de Notre-Dame, Glyn Warren Philbot 1928

Georges Rouault

Dans l’oeuvre gravée de Rouault, outre l’eau-forte de 1934 pour «Cirque de l’Étoile filante», trois autres jongleurs existent:
– une lithographie en couleurs de 1927 pour Tableaux de Paris,
– une lithographie dans la série Saltimbanques (1927-1929),
–une aquatinte de 1930.


« Jongleur », eau forte de la série du « Cirque de l'Étoile filante » George Rouault 1934
Source : fondation Rouault

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